Depuis six mille ans la guerre
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Depuis six mille ans la guerre
Plait aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.
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Les conseils du ciel immense,
Du lys pur, du nid doré,
N'ôtent aucune démence
Du coeur de l'homme effaré.
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Les carnages, les victoires,
Voilà notre grand amour ;
Et les multitudes noires
Ont pour grelot le tambour.
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La gloire, sous ses chimères
Et sous ses chars triomphants,
Met toutes les pauvres mères
Et tous les petits enfants.
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Notre bonheur est farouche ;
C'est de dire : Allons ! mourons !
Et c'est d'avoir à la bouche
La salive des clairons.
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L'acier luit, les bivouacs fument ;
Pâles, nous nous déchaînons ;
Les sombres âmes s'allument
Aux lumières des canons.
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Et cela pour des altesses
Qui, vous à peine enterrés,
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez,
*
Et que, dans le champ funeste,
Les chacals et les oiseaux,
Hideux, iront voir s'il reste
De la chair après vos os !
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Aucun peuple ne tolère
Qu'un autre vive à côté ;
Et l'on souffle la colère
Dans notre imbécillité.
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C'est un Russe ! Egorge, assomme.
Un Croate ! Feu roulant.
C'est juste. Pourquoi cet homme
Avait-il un habit blanc ?
*
Celui-ci, je le supprime
Et m'en vais, le coeur serein,
Puisqu'il a commis le crime
De naître à droite du Rhin.
*
Rosbach ! Waterloo ! Vengeance !
L'homme, ivre d'un affreux bruit,
N'a plus d'autre intelligence
Que le massacre et la nuit.
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On pourrait boire aux fontaines,
Prier dans l'ombre à genoux,
Aimer, songer sous les chênes ;
Tuer son frère est plus doux.
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On se hache, on se harponne,
On court par monts et par vaux ;
L'épouvante se cramponne
Du poing aux crins des chevaux.
*
Et l'aube est là sur la plaine !
Oh ! j'admire, en vérité,
Qu'on puisse avoir de la haine
Quand l'alouette a chanté.
*
Victor Hugo